«L’artiste est-il un chamane ?» | Exposition
Catégories Exposition, Inbetween | Cas_1, PhotographieVernissage le 23 septembre
Exposition du 24 Septembre au 26 Novembre 2016
Laurent Devèze, l’un des commissaires, avec Julien Cadoret et Jérôme Vaspard, définit ainsi le projet : « L’artiste contemporain n’est pas un chamane au sens où il se livrerait consciemment à une activité de thérapeute ou de sorcier (…) Le chamane est celui qui se fait essentiellement l’intercesseur entre le monde des hommes et celui des esprits. (…) La figure du chamane dans ses deux composantes premières que sont le rôle de passeur vers d’autres mondes que celui du quotidien des travaux et des jours, et la fonction, souvent paradoxalement exprimée, d’une marge sociale qui dirait pourtant des vérités essentielles à la société toute entière, trouve dans des œuvres d’artistes contemporains des résonances intéressantes, voire exemplaires ».
« L’artiste est-il un chamane ? » est la seconde problématique d’un triptyque qui, après le questionnement « L’art est-il du luxe ? » s’achèvera en 2017 par « L’art contemporain peut-il être une fête ? ».
Artistes :
Moumen Bouchala, Axelle Caruzzo, Gérald Colomb, Yannick Cosso, Joël Desbouiges, Benjamin Desoche, Melissa Didier, Saskia Edens, Charles Freger, Jay Fox, Habdaphaï, Benoît Huot, Antonin Lagarde, Modamed Leklethi, Gérald Mainier, Chiara Mulas, Louis Picard, Barbara Puthoùùe, Jean-Pierre Sergent, Vanly Tiené, Corsin Vogel.
Commissariat :
Laurent Devèze, Julien Cadoret et Jérôme Vaspard.
Le travail photographique de Axelle Carruzzo & Sébastien Lenthéric évoque l’autre caractéristique essentielle du chamanisme. Celle qui consiste à brouiller les pistes du genre. À la fois esprit féminin et masculin, Yin et Yang, le sorcier tire de la pensée magique un savoir qui le fait dépasser ces « assignations à résidence ».
Homme et femme, il s’adresse à tous sans exception car il doit rendre fertile la terre qui se refuse à laisser la germination s’accomplir, comme appeler la pluie à revenir, faciliter la naissance et redonner de la vigueur à ce qui est trop affaibli pour jouer son rôle. En bref, il parle indistinctement en femme et en homme, tant il est celui qui assume l’un « est » l’autre.
De ces curieuses représentations où les genres sont plus joués qu’affirmés péremptoirement, le travail d’ Axelle Carruzzo & Sébastien Lenthéric nous rappelle que toujours l’on condamnait les sorcières pour leur « immoralité », c’est à dire essentiellement leur refus de s’installer dans les codes culturels et sociaux de leur « genre ». Cette capacité de s’affranchir de telles limites pour inventer un être autre qui choisit et, à proprement parlé, « se joue » de marqueurs biologiques que les gardiens de l’ordre voudraient indépassables, est sans doute un lieu commun aux Berdaches des hautes plaines comme à ces artistes contemporains aux créations si intrigantes.
« Autrement dit le chamane n’a ni honneur, ni dignité, ni famille, ni nom, ni patrie, mais seulement une vie à vivre, et dans de telles circonstances son seul lien avec ses semblables est sa folie contrôlée. »
Carlos Castaneda
« Voir – Les enseignements d’un sorcier yaqui »
Témoins, Gallimard, Paris, 1973.
« […] l’on en vient aisément à croire que son rôle de passeur providentiel ne fait qu’un avec ses audaces de transgresseur : dans les deux cas, il franchit les bornes sacrées qui délimitent des régions soumises à des lois contraires, et qu’il n’est pas permis aux mortels d’outrepasser impunément. »
Jean Starobinski
« Portrait de l’artiste en saltimbanque »
Champs, Flammarion / Skira, Paris, 1970.
Écartons d’emblée, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, « tous les faits ». L’artiste contemporain n’est pas un chamane au sens où il se livrerait consciemment à une activité de thérapeute ou de sorcier, pourtant, la figure du chamane, dans au moins deux de ses caractéristiques essentielles, peut nous permettre de mieux saisir ce qui fait la nature de l’art aujourd’hui. Il s’agit donc pour nous de convoquer ici le personnage du chamane au titre de ce que Jacques Derrida, dans sa Grammatologie, appelait un « concept opératoire » et qu’il appliquait en son temps à l’état de nature chez le citoyen de Genève.
Le chamane nous permettrait donc de saisir quelques caractéristiques propres à des cheminements artistiques contemporains singuliers, mais suffisamment forts pour être regroupés dans une telle présentation collective.
D’une part, le chamane est celui qui se fait essentiellement l’intercesseur entre le monde des hommes et celui des esprits. Que ceux-ci concernent les Ancêtres, les esprits de la nature ou encore, plus généralement, l’imaginaire et le rêve. Tour à tour devin, ou passeur, le chamane assume ce rôle social essentiel dans les sociétés traditionnelles : celui d’un intermédiaire entre notre saisie conceptuelle, ordinaire et éprouvée, de l’univers quotidien et celle que l’on peut exprimer sous le terme de « pensée magique » qui vise à appréhender d’autres réalités, d’« autres terres en vue ».
D’autre part, le chamane, jusque dans ses délires les plus intenses, reste dépositaire d’un savoir concernant son peuple. Son extravagance, sa marginalité ne l’empêchent nullement, tout au contraire, de posséder une connaissance aigüe de sa terre d’origine et de ses mythes qui fait qu’on vient lui demander conseil pour la santé, pour le choix d’un chef ou lors d’épousailles. Bref, son caractère souvent particulier, voire fantasque, le fait que son accoutrement et ses pratiques l’isolent et qu’il occupe clairement une place à part dans la tribu, ne lui interdit jamais d’en être en quelque sorte le noyau. La géométrie euclidienne doit être abandonnée un instant ici : la périphérie se fait centre.* Ainsi, la figure du chamane dans ses deux composantes premières que sont le rôle de passeur vers d’autres mondes que celui du quotidien des travaux et des jours, et la fonction, souvent paradoxalement exprimée, d’une marge sociale qui dirait pourtant des vérités essentielles à la société tout entière, trouve dans des œuvres d’artistes contemporains des résonances intéressantes, voire exemplaires.
Certes, aucun des artistes présentés ici ne se pense sans doute en sangoma ou magicien Yaqui, mais leurs travaux peuvent chacun exprimer ces deux caractéristiques : celle de passeur, d’intermédiaire privilégié vers un autre monde, et, en même temps, celle de quelqu’un qui, dans sa singularité même, dit quelque chose de notre société toute entière, de sa nature profonde comme de ses tensions.
Cette proposition de lecture de ces œuvres remarquables permet non seulement une compréhension collective de propos éminemment particuliers (en osant une présentation de groupe cohérente toute en « chassés-croisés » sémantiques), mais aussi permet elle d’échapper à nombre de clivages traditionnels à l’oeuvre dans la découverte d’une exposition.
En effet, ici l’on peut trouver cohérent d’associer émotion et références, voyage imaginaire et discours social, terroir ou tradition et futurisme, rationalité et délire, discours articulé et incantation, évocation et révolte, etc. Bref, choisir le paradigme du chamane c’est ouvrir des possibilités d’interprétations quasi infinies qui mêlent intimement émotion et raison, concept et imagination, faisant fi de la sage ordonnance rationnelle habituelle et trop exclusive. Visons donc la transe et la déraison pour le spectateur lui même !
Ce tournis permet d’abandonner, au moins le moment de l’exposition, les a priori jamais questionnés qui opposeraient lecture rationnelle critique et appréciation émotive pour embrasser la totalité des œuvres, peut être pour ne plus les regarder pour les « voir » enfin, au sens de Castaneda et de son sorcier initiateur.
Le secret d’une telle présentation est d’offrir son aspect désordonné et chatoyant comme un étourdissement mais aussi comme une réflexion, qui, espérons-le, nous permettra d’achever le parcours en faisant sienne la maxime de l’auteur du « Discours sur les Sciences et les Arts » avec qui s’ouvrait cette introduction: « mieux vaut être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés ».
Laurent Devèze, Directeur de l’ISBA et commissaire de l’exposition
« L’artiste est il un chamane ? » est la seconde problématique d’un triptyque qui après le questionnement « l’art est-il du luxe ? » s’achèvera en 2017 par : « l’art contemporain peut-il être une fête ? ». Ces trois interrogations rencontrent heureusement des cheminements d’artistes connus et encore inconnus, dont les présentations ne constituent aucunement des illustrations mais plutôt des résonances.
En effet, c’est bien autour de problèmes, et non de réponses dogmatiques, que peuvent être tentés pour les commissaires : Laurent Devèze, Julien Cadoret, et Jérôme Vaspard, ces improbables rapprochements qui n’ignorent pas les différences de générations ou de médiums utilisés mais les considèrent comme secondes face à une identité plus haute et plus pertinente : celle qui fait que l’on partage une même interrogation philosophique.